@rc~en~ciel
 

                        * Agent * ( Nouvelle )
 


Quand on a travaillé dans un service aussi particulier que le mien, on a souvent pas mal d'histoires bizarres à raconter à qui veut bien les écouter. La force de l'Organisation était d'être trop invraisemblable pour qu'on croie vraiment à son existence, alors libre à vous de croire celle-ci. À l'époque, je travaillais encore dans un de ses nombreux services, mais il faut d'abord que je vous explique ce qu'elle était.

Comme vous le savez tous, la révolution qui a eu lieu voici 42 ans dans notre pays a duré trois longues années, d'ailleurs il serait plus juste de l'appeler guerre interne. Le gouvernement précédent était pourri jusqu'à la moelle, si bien que la population vota massivement pour un nouveau parti qui proposait un réel changement. Ca, pour changer, ça a changé ! Toutes les personnes soupçonnées d'avoir volé l'argent du contribuable ont été jugées et jetées en prison, à de rares exceptions près. Puis, tous ceux qui avaient pu les aider d'une quelconque façon ont été interrogés. Beaucoup ont été inculpés, jugés et écroués pour complicité. Toute l'ancienne politique est alors tombée. Il ne restait presque plus rien de ce régime de criminels. Les quelques personnes à avoir fait de la politique qui n'avaient pas été jetées en prison étaient celles qui étaient parties à temps à l'étranger et s'étaient fait oublier.

Le parti se retrouva donc rapidement seul au pouvoir, vu les mesures expéditives prises à l'encontre des politiciens véreux. Il commença alors à fortifier la police, dans laquelle je m'engageai. Très vite, elle prit le contrôle de son propre pays. La dictature était en place, et je m'étais naïvement engagé à son service. Bien sûr, des groupes se formèrent spontanément pour renverser le régime, mais la police était très efficace et avait pratiquement pouvoir de vie et de mort sur les citoyens. C'est ce « pratiquement » qui déplaisait au parti. Devant l'union de tous les résistants en un seul mouvement terroriste armé, le parti mit sur pied la censure. Bien sûr, elle existait déjà, mais cette mesure n'était qu'une couverture pour mettre au point une véritable entreprise de nettoyage, entendez par là des assassins à la solde du parti. La population préféra l'appeler Organisation pour ne pas citer son nom, tant la surveillance était étroite.

Evidemment, elle était supposée ne pas exister, et personne ne voulait vraiment y croire. Que voulez-vous, on préfère souvent ignorer ce qui nous fait peur que de l'affronter. Mais moi, j'en faisais partie, je sais qu'elle était réelle. Comme je vous l'ai dit, les services administratifs étaient nombreux, et chacun ignorait ce que faisait l'autre. J'avais néanmoins une idée de ma véritable utilité, j'étais un des maillons de la chaîne de nettoyage proprement dite, je voyais donc passer certains noms, nettoyeurs ou ennemis d'état.

La procédure était toujours la même : Un ou plusieurs agents se rendaient au domicile de la cible et l'assassinaient froidement. Une des nombreuses branches de l'administration tentaculaire envoyait alors l'enveloppe orange à la famille, s'il y avait des survivants, pour lui faire savoir que la victime avait été assassinée par la résistance. Elle poussait même le cynisme jusqu'à écrire qu'il valait mieux quitter le pays, par sécurité. Personne n'était dupe bien sûr, mais que pouvaient-ils faire ?

Aujourd'hui, je ne fais plus partie de l'Organisation, morte avec son dictateur. J'ai été blanchi car j'ai pu prouver que des pressions étaient exercées sur moi, et qu'il n'était pas question que je quitte mon travail, sous peine de recevoir la visite d'un agent. De toute façon les employés tels que moi n'ont jamais vraiment su quel était leur rôle dans la machine. Ou du moins préféraient-ils ne pas y penser. Mais moi, 20 ans après, j'ai pu mener une enquête sur un des agents que j'envoyais régulièrement faire leur sinistre besogne. Il m'aura fallu des années de recherche, les témoins ayant toujours peur de représailles, mais j'ai le fin mot de l'histoire. Voici ce qui s'est passé, selon moi.

Peter avait été sorti de prison par l'Organisation pour devenir agent. Bien que devoir tuer ses semblables ne l'enchantait guère, il savait parfaitement que l'injection létale avait été réintroduite par l'Etat et qu'elle n'attendait que lui s'il refusait. Il accepta donc avec une gratitude toute relative sa libération et son nouvel emploi. Après tout, le travail était assez bien payé, et c'était encore le meilleur moyen d'être en sécurité.

Sa femme, Hélène, était loin d'être ravie. Elle supportait très mal que son mari se soit mis au service de l'Organisation, même contre son gré. Mais j'imagine que la situation était la même chez tous les agents mariés, et aucun n'aurait osé démissionner ou même fuir, autant se suicider tout de suite. D'ailleurs certains l'ont fait. Mais Peter tenait trop à la vie et à sa femme pour se donner la mort, il vivait donc confortablement de ses crimes et ne cessait de lui promettre qu'ils s'enfuiraient dès qu'ils auraient assez d'argent. Comme tous les autres agents. Mais sa femme était parfois absente quand il rentrait tard le soir, et il dut se rendre à l'évidence, sa femme le trompait. Comme toutes les femmes d'agents.

Peter ne dormait plus beaucoup, ce qui était plutôt positif pour un assassin travaillant la nuit. Un jour, il reçut un ordre de mission spécial. Cette fois, il ne s'agissait plus de se débarrasser d'un particulier, mais d'attaquer les résistants pendant une de leurs réunions. Ce n'était pas la première fois que Peter participait à ce genre de travail d'équipe, et c'était de loin ce qu'il y avait de pire. La réunion devait avoir lieu le soir même, dans un entrepôt du port.

Ils étaient quatre dans l'équipe, lui et trois autres hommes qui avaient comme lui le visage masqué. Même les agents ne se connaissaient pas entre eux. L'information était exacte, comme d'habitude, l'Organisation était extrêmement convaincante lorsqu'il s'agissait de demander quelques renseignements. L'opération se déroulerait comme elle se déroulait toujours. Le premier partait en éclaireur, attendait les autres et leur ouvrait la porte, ils faisaient irruption et tiraient dans le tas au silencieux. Le quatrième se postait près de l'autre issue s'il y en avait une pour bloquer la retraite. Brutal, simple, rapide, efficace.

Cette fois, Peter était un des deux agents qui devaient entrer. L'éclaireur partit repérer les lieux, tandis qu'ils restaient à 50 mètres de lui en cas de piège. Il crocheta la serrure et actionna la clenche. De l'autre côté de la porte, la ficelle qui allait de la poignée à la goupille se tendit, l'arracha, et la grenade zéro seconde explosa, réduisant en miettes la porte et l'intrus.

Panique. Précipitation. Peter et son équipier entrent dans le hangar. Trois voitures, une moto. Trois hommes et deux femmes, cagoulés. Peter tire sur un homme. Un autre sort une arme, il fait feu sur son coéquipier. Il s'effondre. Peter abat le tireur. Un homme entraîne sa femme avec lui. Deux coups de feu, ils sont morts. La survivante est déjà dans une voiture, elle fonce vers la porte qui s'ouvre. Peter la poursuit à pied, il tire. Raté. Son coéquipier posté à l'extérieur vide son chargeur sur la voiture. Il touche un pneu, la conductrice perd le contrôle de sa voiture qui va finir sa course dans l'eau noire du port. Les deux agents s'approchent du bord. La conductrice refait surface, armée d'un poignard. Elle n'a pas le temps de grimper, Peter l'achève d'une balle dans la tête. Vite, il faut partir, l'opération est terminée. Ils disparaissent, sept personnes sont mortes ce soir.

En rentrant chez lui au matin, Peter ne trouva pas sa femme, comme toujours. Il ne trouva qu'une enveloppe orange.

Cariboux - Nouvelle du même auteur : Epidémie

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