@rc~en~ciel
 

                        * Pour la science * ( Nouvelle )
 

             «  La science vraiment digne de ce nom n'est donc possible qu'à la condition
         de la plus parfaite autonomie. »

Renan, Avenir de la science.


Il s'assied en joignant les mains entre ses jambes tendues.

De la poche à fleurs de son pyjama bleu sale dépasse la gomme poussoir d'un porte-mine appuyé sur une règle à calcul. Le pantalon de pyjama retroussé dans l'entrejambe découvre deux mollets maigres dont le réseau de varices bleues alimente deux pieds coiffés de savates sans personnalité.

L'homme ne bouge pas. Ses yeux bleus assortis par hasard au papier peint de la cuisine toutefois pétillent. Il frissonne un peu.

Sur une cuisinière à gaz, de l'eau chauffe dans un poêlon émaillé bleu bouffé par le calcaire. Sur une étagère croulant sous les pots d'épices et des boîtes de clous et de vis, un bouquet de pinceaux momifiés dans un verre de Stella est le seul ornement de la pièce. A portée de la main on y trouve un carton avec des sachets de tisane. Une boîte d'allumettes sur laquelle on a collé une étiquette avec le mot «DESSUS» tient compagnie à une autre boîte d'allumettes portant l'inscription «PUNAISES».
Au mur il y a un calendrier avec des jours cochés jusqu'au 10 novembre par le gros crayon bleu suspendu à une ficelle qui se partage le clou avec un rouleau de scotch. Une vieille photocopie d'une table de conversion des degrés Celsius-Fahrenheit et vice versa masque en partie un tableau des densités Baumé de l'eau acidulée.

Le tic-tac d'un champignon minuterie en plastique bleu Schtroumpf s'essouffle peu à peu.
C'est le moment pour l'homme de dégager d'entre ses cuisses deux mains réchauffées. De l'une il retire le thermomètre hors de la moiteur de son aisselle droite, et de l'autre il saisit le porte-mine (il avait déjà essayé de réaliser la même opération en permutant les mains, mais cela en réduisait le rendement). Il relève sa température et la note aussitôt dans la colonne de gauche ouverte sur un bloc de papier quadrillé. Il s'applique.

A côté du bloc de papier, il y a une bouillotte bleue. Vide.

Le champignon sonne : l'homme se lève en saisissant la bouillotte par le col. Il coupe le gaz et verse le contenu du poêlon bleu dans le goulot du récipient qui tressaille. Pour évacuer l'air repoussé par l'eau chaude, il serre la bouillotte contre sa poitrine. C'est touchant.
Le poêlon vide rejoint la cuisinière. Au moyen d'une grande cuillère un peu surprise, l'homme donne au bouchon un franc et dernier quart de tour. Il renverse la bouillotte qui crache son refus par terre et l'étend sur le thermomètre posé à plat sur la table.
Poursuivant un étrange et méticuleux protocole, il remonte le mécanisme du champignon puis il prend la température de la bouillotte et la note en regard de la sienne. Il indique l'heure, rassemble le matériel, et monte se coucher.

Le grand escalier grince sous les pas de l'homme affublé d'un étrange équipage : une bouillotte bleue, un thermomètre, un champignon Schtroumpf, un porte-mine et un bloc de papier quadrillé.
Dans le grand lit bleu défait depuis la dernière lessive, il allonge son grand corps osseux bien parallèlement à l'ourlet du sommier, transportant avec ses pieds en pince à sucre la bouillotte au fond du pieu. Il secoue encore le thermomètre et les draps de lit. Le mercure descend et des peluches s'envolent. Que c'est beau la science !

Il s'endort.

Comme je me couchai assez tard ce soir-là, j'ai eu l'attention attirée par la fenêtre d'une chambre de premier étage de la maison d'en face. A intervalles réguliers, à peu près en phase avec la cloche de l'église, cette fenêtre s'éclairait quelques minutes puis retournait au noir. Ce n'était pas le feu follet projeté par un téléviseur, mais le carré bleu des tentures d'une chambre à coucher - j'imagine mal une salle de bain - qui jouait à cet étrange sémaphore.
Bah ! L'occupant est certainement insomniaque ou salement dérangé. Le pauvre !

Les rayons du soleil soulignent le bleu du lit ouvert, encore chaud. Dans la cuisine, attablé devant une feuille de papier millimétré, l'homme en pyjama reporte, avec l'application d'un géomètre, les résultats de ses expériences nocturnes : à chaque heure sonnée de la nuit, il associe le chiffre d'où il mène, à l'échelle, une verticale sur laquelle il plante une croix pour la température de sa personne et un petit cercle pour la température de la bouillotte. Ce qui donne au terme de l'opération deux graphes intéressants dont les allures restent toutefois à confirmer.
Il écrit la date dans le coin supérieur droit de la feuille et puis se fait une tisane dans le fond du petit poêlon bleu.
Dans l'impatience du soir, il passe la journée à dormir ou à admirer l'ébauche - il en est convaincu - d'une contribution essentielle à la science.

Je me demande si je ne dois pas prévenir la police. Cela fait une semaine que la maison d'en face se transforme en fanal bleuté la nuit.


Penché sur la table de la cuisine, l'homme achève le tracé d'un septième diagramme qui va confirmer la conclusion des six précédents :
«  Le gradient de température - différence de température pour les profanes - entre une source chaude et une source froide ne dépend pas de la position du thermomètre ».

Devant l'énoncé grisant et tout chaud de cette première loi nouvelle que la postérité associera un jour à sa mémoire, l'homme ne peut retenir un soupir ému. D'une main furtive qui tient encore le porte-mines, comme tout savant à cet instant particulier d'extase, il réajuste l'étoffe de son pantalon de pyjama parce qu'il bande.

Le soir du même jour, c'est-à-dire le huitième depuis le début des mesures, il remplit la bouillotte avec une tisane, il se pèse en pyjama sans bouillotte, puis il pèse la bouillotte.

J'ai passé une très mauvaise nuit. L'hiver est en avance, et à force de jouer au vigile devant la fenêtre ouverte, j'ai pris froid. Heureusement, j'ai retrouvé une vieille bouillotte.

Cette nuit-là, à des heures toujours fixes, sauf la fois où il avait oublié de remonter le mécanisme du champignon, le savant en pyjama se réveille, se lève avec sa bouillotte à la main, en dévisse le bouchon et se verse une tisane dans un récipient  gradué. Quand il a bu, il se pèse, il pèse la bouillotte, note le résultat des mesures sur la feuille datée, remonte le champignon et puis se recouche avec la bouillotte.
Le matin, il se rase mal comme d'habitude, puis il dessine des petits triangles et des petits carrés sur le papier millimétré. Cela pendant sept autres jours.

J'ai attrapé un rhume. J'ai de la fièvre. Le type d'en face doit être un fou de l'interrupteur à tirette, un somnambule indécis ou un accro des laxatifs. C'est un truc inouï.
Tiens, je vais me faire une tisane.

Il a fixé les diagrammes avec du scotch sur la porte. Côté intérieur. Longtemps il reste assis sur la cuvette du W-C. En contemplation devant les courbes des poids, constipé, il guette l'éclosion d'une deuxième loi balbutiante.
Dans ce lieu où l'isolement aide au soulagement des viscères et des méninges, l'un entraînant presque toujours automatiquement l'autre, dans la position du penseur vêtu d'une veste de pyjama, il a l'intuition solide que le vide est porteur d'attente.

Quand il tire la chaîne de la chasse, il a trouvé :

24 novembre 1977

Deuxième loi (B. bleue + T) :

« La perte de poids d'une bouillotte bleue préalablement remplie de tisane ne dépend pas de sa position sur la balance. »

Il est deux heures du matin. Ma bouillotte refroidit. Je ne dors pas. J'ai essayé toutes les positions. La chambre à coucher du voisin tordu est sans lumière depuis que je me suis mis au lit, tôt dans la soirée. Cela m'inquiète... Demain je me rendrai sur place pour mettre les choses au clair.

25 novembre 1977

... la feuille est datée dans le coin supérieur droit.

«  Mesure de la tension électrique disponible aux bornes d'une bouillotte remplie d'eau acidulée : »

Quand je l'ai trouvé dans la cuisine, il gisait sans vie sur le sol, une main serrée sur un des deux cordons électriques reliés au goulot de la bouillotte - le bleu -, l'autre se perdant derrière le frigo.

J'ai appelé la police.

Wez, le 6 août 1996

Colin

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